Monsieur le Ministre,
J'avais écrit dans mon ''Histoire de la langue française'' une phrase que, depuis quelques années, on s'est plu à citer. Je disais : « Il est possible que le hasard de la politique amène un jour au ministère un homme assez instruit pour savoir que le préjugé orthographique ne se justifie ni par la logique, ni par l'histoire, mais qu'il se fonde sur une tradition relativement récente, formée surtout d'ignorance, assez intelligent aussi pour comprendre que rien ne sera fait pour le progrès de renseignement primaire, tant que de si courtes années d'études devront être employées principalement à enseigner aux enfants à lire et à écrire, comme en Chine. » (''Histoire de la Langue et de la Littérature françaises'', sous la direction de Petit de Julleville, VIII, 860)
Le hasard m'a montré qu'il s'appelait clairvoyance, et il nous a envoyé, presque de suite, MM. Léon Bourgeois,Combes, Leygues, et en dernier lieu M. Chaumié, qui, sur le voeux présenté par le Conseil supérieur de l'instruction publique, nomma une Commission chargée de préparer la réforme de l'orthographe.
Après que cette Commission eut terminé ses travaux, et que son président, M. Paul Meyer, eut coordonné les propositions faites par elle, votre honorable prédécesseur jugea bon de les communiquer à l'Académie française, afin qu'elle en donnât son avis.
Ceux qui voient l'inspiration de Machiavel dans tous les actes du pouvoir ne manqueront pas de dire, après avoir pris connaissance des observations de la Compagnie, qu'on lui a tendu un piège, et qu'en lui fournissant l'occasion de montrer une complète incompétence, on a voulu la rendre ridicule et frapper d'impuissance son opposition.
Je crois, moi, plus simplement à un acte sincère de déférence courtoise, que la tradition imposait presque au ministre, et dont personne ne pourrait songer à le blâmer. L'Académie a grandement contribué autrefois à l'élaboration de la grammaire et à la réglementation de la langue française. Elle publie un Dictionnaire où les imprimeurs et le public ont l'habitude d'aller chercher la règle orthographique. Quoiqu'on sût par l'accueil fait naguère aux timides propositions d'un de ses membres, M. Gréard, quelle attitude elle entendait prendre en présence des nouveautés, on n'eût guère compris qu'une réforme orthographique se fît en dehors d'elle et, pour ainsi dire, à son insu.
Vous avez maintenant sa consultation. Monsieur le Ministre. C'est à vous qu'il appartient de prendre une décision.
Il serait à peine besoin d'établir le droit que vous en avez si quelques personnes n'affectaient de croire que Rome a parlé et que tout est dit.