Je lis dans les journaux que M. le ministre de la guerre vient d'ordonner une révision des dictées faites pour l'examen du volontariat, et que cette révision entraînera un retard de quelques jours pour la suite de l'examen. Le ministre a décidé qu'on ne compterait de faute ni à ceux qui écrivent ''payeraient'' ni à ceux qui écrivent ''paieraient''.
Rien de plus sage que cette tolérance, et je ne suppose pas que personne se fasse le champion de l'''i'' ou de l'''y''. Mais n'est-il pas étrange qu'une telle décision ait eu à être prise, qu'une telle futilité réclame l'attention d'un ministre d'Etat, que l'habitude d'écrire ''payeraient'' ou ''paieraient'' ait failli être pour beaucoup de familles un motif de désolation ou de réjouissance, et entraîner des changements dans la composition de l'armée française? Le criterium par ''i'' ou ''y'' a été annulé, bravo. Mais cette anecdote permet d'être sceptique sur le sérieux des autres critériums, auxquels le ministre n'a pas été appelé à toucher. Le mal n'est pas localisé, car, si j'en crois la presse, ''paieraient'' avait été compté comme fautif ''dans presque tous les corps d'armée''. Il n'est pas limité aux examens militaires, car chacun sait que les niaiseries d'orthographe comptent dans tous les examens primaires, dans toutes les variétés de baccalauréat. Il n'est pas guérissable directement, car nulle circulaire ne peut inculquer à des esprits mesquins, ou routiniers, ou timorés, la largeur de vues qui fait mépriser les petites choses et la décision qui sait les écarter. On ne fait pas à la chinoiserie sa part.
Un seul remède est efficace, c'est d'enlever aux casuistes de l'orthographe la matière même de leur art. C'est - on a pu deviner que j'en voulais venir là - la réforme de l'orthographe elle-même. Si la lettre ''y'' était exclue de l'alphabet français, comme le demande une récente brochure de M. Lebaigue, et comme on peut le faire sans l'ombre d'un inconvénient qui compte, de graves personnages ne se disputeraient pas à propos de ''payeraient''. Toute simplification analogue dispenserait d'honnêtes gens d'examiner beaucoup de sottes questions, et, à l'occasion, pourrait procurer d'heureux soulagements aux futurs chefs de nos armées.
Je n'ai pas fini : veuillez m'en excuser. L'histoire de la dictée de volontariat montre à quel point l'orthographe a aujourd'hui le caractère d'une orthodoxie précise. Les commissions d'examens, ''dans presque tous les corps d'armée'', ont su démasquer l'hérésie; c'est donc qu'elle se croyait en possession de la vérité. Si elles étaient si sûres de la vérité, c'est qu'elles disposaient d'une révélation. Cette révélation, c'est celle que chacun sait, la loi imprimée, le dictionnaire de l'Académie. Qui ne voit clairement le pouvoir sans appel que les examens d'Etat confèrent à l'Académie? Elle aurait beau s'en défendre, se déclarer incompétente, protester que son rôle se borne à constater l'usage (il est tel, en effet, en ce qui concerne la langue); de fait, elle est bel et bien un concile tout-puissant en matière d'orthographe. Qu'elle vote le maintien des subtilités, les subtilités dureront; qu'elle vote la réforme, la réforme sera. Elle a les droits et les devoirs de l'omipotence. - Mais l'Académie ne se déclarera sûrement pas incompétente. Elle a déjà commencé la réforme en 1878, sur un petit nombre de points, il est vrai. Elle a usé de son pouvoir de fait, et celui-ci, ien que non défini par un tete, est devenu incontestablement régulier par l'acceptation bilatérale de l'Etat et de l'Académie elle-même. Cela vaut d'être dit, car beaucoup de personnes, qui lisent les textes et négligent de considérer les faits, se font de la compétence de l'Académie les idées les plus fausses.
L'aventure de ''payeraient'' n'est qu'un incident ridicule. Mais cet incident est le symptôme d'un état de choses gravement regrettable, qui préjudicie non seulement à l'intérêt de l'instruction en France, mais aussi à l'intérêt national, comme l'a compris l'Alliance française. Ce n'est pas le lieu d'insister sur le mal; je voudrais avoir bien fait comprendre o๠est le remède, et quel peut et doit être le médecin.
(''Journal des Débats'', 6 septembre 1889)