LETTRE
à Paul Passy, secrétaire de la Société de réforme orthographique''
25 février 1887. ''
Vous me demandez ce que je pense de la réforme orthographique : je vous réponds bien volontiers. D'abord, je pense beaucoup de mal de l'« orthographe» actuelle.
Elle fait gaspiller la place et le temps. A quoi bon doubler la consonne dans ''attraper'', quand on ne la double pas dans ''aborder'', ''agréer'', ''aposter'', ''atermoyer''? Et si un ''p'' suffit pour ''attraper'', pourquoi en faut-il deux à ''trappe''?
Elle fait gaspiller quelque chose de plus précieux encore, l'étude. La peine que l'enfant prend à graver dans sa mémoire le ''t'' double et le ''p'' simple d'''attraper'', mieux vaudrait qu'il la prât à lire dix lignes d'un classique.
Elle est antihistorique. Ce n'est ni l'orthographe de Voltaire, ni celle de Corneille, ni celle de la ''Chanson de Roland''.
Elle est antiétymologique, car elle est capricieuse. Nous écrivons ''aile'', du latin ''ala'', et ''pelle'' du latin ''pala'' ; nos pères, qui écrivaient tout bonnement ''ele'' et ''pele'', n'étaient pas si inconséquents. C'est ainsi qu'ils écrivaient volontiers ''fame'', de ''femina'', comme ''dame'' de ''domina''. Ils écrivaient ''vint'' et non ''vingt'', de ''viginti'', comme nous écrivons ''trente'' et non ''trengte'', de ''triginta''; ils n'avaient pas eu l'idée grotesque de faire sauter le ''g'' de ''viginti'' par-dessus l'''n''. Sans le -savoir, ils étaient meilleurs linguistes que nous, car ils n'écrivaient pas ''legs'' un mot qui vient de ''laisser'', et ''poids'' un mot qui vient de ''pensum''. J'insiste sur ces absurdités de notre « orthographe », non qu'elles en soient les inconvénients les plus graves, mais parce qu'elles servent à la défendre. Il y a de braves gens qui aimeraient à la voir respecter pour ses velléités étymologiques. Qu'il leur soit dit, avant qu'ils ouvrent la bouche, que le seul emploi de cet argument serait un brevet d'ignorance.
Mais le tout n'est pas de juger et de condamner la cacographie officielle : il faut obtenir qu'elle soit remplacée par quelque chose de moins mauvais. Ici, permettez-moi de ne pas vouloir aller trop vite. Il faut une réforme acceptable pour tout le public; c'est dire qu'il la faut d'abord acceptable pour l'Académie française. Car  c'est là un fait d'expérience  le public suit avec une discipline parfaite l'orthographe de l'Académie; il pratique sans retard les réformes que l'Académie a admises. Il ne prend pas même connaissance de celles qu'elle ajourne. Il y a d'ailleurs possibilité d'action réciproque : le public obéit à l'Académie, l'Académie à son tour écouterait la voix publique, si celle-ci prenait la peine de parler. Le but à poursuivre me parait donc pouvoir être défini ainsi : Article IProposer à l'opinion pour qu'elle appuie, à l'Académie pour qu'elle statue, des simplifications orthographiques qui ne rebutent ni l'une ni l'autre.
Cette formule implique que nous devons commencer par limiter nous-mêmes nos ambitions. Peut-être un pur phonétiste, qui se placerait dans l'absolu, pourrait-il souhaiter d'écrire ''katrom'' pour ''quatre hommes''; mais pour vous ou moi cela ne serait pas souhaitable, puisque évidemment nous ne l'obtiendrions pas. Je vous avoue que je serai satisfait si, au premier dictionnaire, l'Académie me permet d'imprimer ''quatre homes''. Pour le moment, je pense qu'il faut chercher, selon un mot célèbre, les réformes orthographiques qui nous divisent le moins.
Ce seront celles qui, aisément conciliables avec divers principes, pourront agréer à la fois à des écoles et à des instincts contraires. Otons un ''m'' à ''homme'' : voilà une simplification démocratique, et nous aurons pour nous les socialistes, ou, si vous voulez, les Américains de l'orthographe. Ce sera plus phonétique, et nous aurons les Phonetic Teachers. Ce sera plus historique (c'est la plus vieille orthographe française); nous aurons donc pour nous les liseurs de vieux écrits. Demandez à un savant comme mon cher maître et ami Gaston Paris; en ôtant l'''h'' du mot ''homme'' vous contenteriez ou soumettriez peut-être sa raison; en ôtant un ''m'', comme dans l'ancienne langue, je suis sûr que vous toucherez son cœur; et de fait, n'est-il pas permis d'aimer notre passé jusque dans les petites choses? Enfin ce sera de la modération; or, pour une personne qui s'intéresse à un changement, il y en a cinquante ou cent qui le subissent si on les ménage, qui se rebiffent si on les rudoie.
Vous aviez convié à vous conseiller un homme qui est le premier savant de l'Europe sur la matière. Il pouvait vous répondre avec une autorité sans égale, mais non peut-être avec pleine liberté, car il lui eût fallu parler ''pro domo sua''. Moi je vous le dirai bien à mon aise : ''Le guide c'est le vieux français''. Là existent déjà, et très à découvert, les principes d'une orthographe à la fois nationale et rationnelle, à la fois étymologique et très simple, à la fois voisine de la nôtre et beaucoup meilleure. Recueillons ces principes et faisons-les prévaloir : à chaque jour suffit sa peine. « Croyez-vous donc que le vingtième siècle ne voudra pas aller plus loin? » Hé bien, le vingtième siècle en sera libre.
Mais je tiens plus encore à plaider pour la réforme que pour la modération. Tel lecteur sérieux demandera peut-être si l'« orthographe » vaut qu'on l'améliore. C'est si peu de chose aux yeux de l'homme fait, cette étude enfantine! A ce lecteur de bonne foi je réponds que, comme lui, je trouve nos règles méprisables, mais que des millions d'enfants peinent à les apprendre, et que l'importance de ce qui n'en a pas se mesure au temps qu'on y perd.